Nouvelles sur le travail
3- Laissez-moi être votre outil !
Je suis arrivé dans ma nouvelle boite, impeccable et intimidé, mon capuchon turquoise vissé sur la tête. Nous sommes plusieurs à attendre au secrétariat, droits comme des i, serrés les uns contre les autres. J’avoue être soulagé quand l’ex-rugbyman aux mains titanesques empoigne l’un de mes camarades, plutôt que moi. Et clairement intrigué lorsqu’entre dans la pièce étroite la petite Madame Rose.
Je perçois tout de suite, chez elle, les effluves d’un étrange cocktail. Passe-partout dans son tailleur pantalon gris souris, elle arbore de pétulants lacets rouges, sur une paire de souliers noirs austères. La finaude mêle harmonieusement la mélancolie et la joie, sans que personne ne semble troublé par l’affaire.
Dès le premier contact, elle retire mon capuchon d’un geste fluide, semble réjouie par mon petit hoquet de surprise, puis caresse la matière en peau de pêche. Elle valide sa première bonne impression d’un « Welcome, Mate ! », allusion humoristique à la marque dont je suis affublé, puis affermit sa poigne (jusque-là si douce) pour partager avec moi ces tout premiers mots : « Nous allons travailler ensemble. » Comme j’écris au rythme de ses pensées, sur le cahier qu’elle vient de placer devant moi, je m’enorgueillis de son petit sourire satisfait. Notre collaboration commence avec légèreté 🙂
Ligne après ligne, page après page, Ludmilla Rose enchaine les rapports, les comptes rendus, les réunions, avec une implacable efficacité. Je participe à chaque étape, l’observant à la dérobée. Je note peu à peu ses procédés singuliers. Elle griffonne toujours des mots-ingrédients sur un post-it avant de concocter toute rédaction importante. Elle prend l’initiative – quasi instinctive – de me faire tourner sur moi-même avant d’aller rejoindre ses collègues à la pause-café. Elle reste silencieuse, pendant les réunions de créativité, alors qu’elle dessine mille idées sur son cahier. Elle a des absences, des moments furtifs où son regard se perd sur moi – presque à travers moi – teinté d’émotions qu’elle refuse visiblement de mettre en mots. Je finis par me dire que Ludmilla Rose est compétente, mais un peu éteinte. Et j’en viens à me demander si mon camarade n’est pas plus veinard, aux mains de son gargantuesque responsable.
Jusqu’au matin de son quarantième anniversaire…
***
10 h 15. Pause en salle café. Ludmilla accueille quelques remerciements discrets pour les croissants maison qu’elle a apportés. Après avoir souri poliment à deux blagues assez lourdes sur son statut de quarantenaire-et-maman-gâteau-parfaite, elle souhaite une bonne journée à tout le monde et tourne les talons. Arrivée à son bureau, elle plie tout – moi avec -, quitte le bâtiment et traverse l’avenue à grandes enjambées, caracolant dans les rues, pour entrer, essoufflée, dans une boulangerie de quartier assez stylée.
Elle s’empresse de déballer toutes ses affaires sur l’une des tables du coin salon de thé, m’invitant à la droite de son carnet préféré. Nous créons ensemble la liste des dix indispensables-choses-à-faire de sa journée pro, tâches auxquelles elle s’attelle sans tarder.
Une fois la cinquième accomplie, elle fait signe à la commerçante, qui lui apporte aussitôt ce qui semble composer son « petit rituel gourmand ». Une infusion parsemée de fleurs de jasmin et une pâtisserie aux couleurs azurées des plus alléchantes. Elle déguste le tout en réalisant deux actions métier supplémentaires.
Arrive alors ce qui doit arriver : je bouscule sa tasse de thé et nous nous retrouvons trempés. Ma mine dégoulinante et sa feuille gondolée provoquent chez elle simultanément honte, agacement, crainte et autodérision.
– Désolée ! me murmure-t-elle en m’essuyant consciencieusement avec sa grande serviette en papier.
Je la savais rêveuse. Je la découvre maladroite et j’avoue que cela me plait : les gens parfaits sont trop consensuels et trop lisses.
À mesure que le temps passe, Ludmilla reprend des couleurs, retrouve son entrain. Elle coche et raye les actions à entreprendre avec une joie de plus en plus perceptible. Au moment du crissement de la toute dernière croix, elle rayonne de sérénité et de fierté.
– Disponible pour un peu de pâtisserie ? lui demande la boulangère.
– Oui. EN-FIN ! sourit-elle, avant de me laisser en plan avec ses affaires.
Ludmilla disparaît en cuisine pendant une bonne heure, puis en ressort avec un plateau chargé de mini-gâteaux. Elle vient me récupérer, ainsi que son carnet, avant de rejoindre le bar étroit où tout le monde s’est attroupé. Elle griffonne, avec moult détails, les couleurs, textures et ingrédients de ses préparations, narrant aux trois habitués et à la boulangère les « aventures culinaires » qu’elle espère avoir créées.
– Allez ! Dégustation ! Et s’ils sont bons, il faudra leur trouver des noms !
Les mots friands suivent les « Hmmm ! » approbateurs . Les expressions gastronomiques se mêlent aux « Aaaah ! » gourmands. Je ne sais plus où donner de la tête. Ludmilla essaie de noter chaque sensation, chaque impression. Je m’accroche pour tenir la cadence. Autour de nous, c’est la tempête de cerveaux, jusqu’à ce que les estomacs remplis invitent la petite assistance au silence.
Ludmilla relit ; j’entoure. Certains mots reviennent comme une rengaine, se connectent étrangement les uns aux autres, sur la feuille noircie d’idées. Soudain, elle inspire, tourne la page et me fixe intensément, le regard brillant d’une détermination que je ne lui connaissais pas, avant de tracer d’une écriture légèrement penchée sur la droite : « Une pâtisserie au goût de paradis ».
Ludmilla serre et desserre sa main. Son émoi est palpable, impossible à masquer. J’en suis, par rebond, tout retourné.
– Tu es douée, Ludmilla. Vas-tu enfin te décider ? questionne le boulanger qui déguste une bouchée.
– Pourquoi ? Tu cherches une apprentie ? le taquine-t-elle.
– Si tu candidates, oui. Une apprentie. Une associée aussi.
Son ton affirmatif la surprend, la bouleverse. Elle rougit lorsqu’il lui tend un dossier déjà prérempli.
– C’est un bel accessoire que tu as là, ajoute-t-il avec un clin d’œil, en me pointant du menton. Mon père t’aurait dit qu’il suffit d’un bon outil, pour donner vie aux rêves d’un bon artisan.
Ludmilla le regarde disparaître en cuisine, puis fixe son épouse qui s’occupe d’un nouveau client. Elle se tourne vers les habitués, mais ils scrutent intensément la vitrine des viennoiseries pour ne pas s’en mêler. Il ne lui reste que moi. Elle me fait virevolter entre ses doigts, la mine rêveuse.
Ludmilla Rose. Un mètre soixante de discrétion et cinquante kilos de talents. Quelle que soit votre décision, je vous assisterai avec joie : ce que j’ai découvert sur vous, aujourd’hui, a encré ma loyauté, à jamais.