Nouvelles sur le travail

2- Quand souffle le loup

Deux dossiers sont étalés devant moi. Textes. Dessins. Tableaux. Calculs. Mon instinct me dit que je vis un instant qui pourrait tout changer. Il me reste à en trouver la clé…

Je me remémore les présentations sans savoir laquelle choisir. « La Gargotte », son concept terriblement innovant et son instigatrice qui dégage l’énergie d’une tornade ? Ou la « Galerie du Parc », bâtiment insipide mais assurément rentable, présenté par un homme inébranlable, capable de vendre et de mener à bien n’importe quel projet ? L’une a la flamme et une équipe de bric et de broc ; l’autre a du métier mais une proposition fadasse… et, moi, je dois choisir le meilleur projet des deux. Mon indécision se mue en images, le présent cédant la place aux souvenirs des choix clés qui ont jalonné mon passé, de Victorien-l’adolescent-rêveur à Monsieur-Leloup-Business-Angel…

1er épisode

Je suis au parc, sous les platanes. C’est la première année du lycée. Entre deux griffonnages fébriles sur mes pages quadrillées, je me lance et aborde Charly, élève aux Beaux-Arts, ange tout droit sorti d’un tableau. Sa voix me parle de poésie des structures, de vibrations des couleurs. Je m’enflamme pour cette muse qui ne vibre que pour la peinture. Naïf, je lui dessine un coeur. La critique est verte et sans appel. Le rejet – bine qu’attendu – me brise le coeur… Je le rénove patiemment, à coups de crayons. En dessinant mes ombres et sa lumière. En créant alignements, équilibres et accords, adossé au grand cèdre et aux saules pleureurs.

2e épisode

Fin de première. J’approche mes parents avec un rêve : « Je veux construire des lieux où on est heureux d’être soi-même. » Ils passent quelques coups de fil, invitent à dîner des gens aux métiers variés. En milieu d’été, je rejoins, confiant, une entreprise de construction. J’apprends à porter des parpaings, gâcher, colmater ; à monter des charpentes, tuiler, étancher ; à remplacer le plaquiste quand ses poumons lui jouent des tours, le peintre quand il se brise la clavicule en VTT. L’envie de bien faire chevillée au corps, j’apprends, du matin jusqu’au soir, auprès d’artisans passionnés.

3e épisode

Jour de mes vingt ans. Le patron m’offre un livre sur l’architecture.

– Tu as l’œil sur tout. Regarde un peu par là.

La porte vers les techniques de construction vient de s’ouvrir. Je lis et m’enthousiasme aussi sec ; je compulse dans la foulée tous les ouvrages disponibles à la bibliothèque. Le calcul des structures me fascine. Les matériaux, de la plume au plomb, me révèlent leurs secrets. L’association des uns avec les autres me permet d’esquisser, dans mes carnets, des espaces pleins de magie. 

4e épisode

Six ans plus tard. 3 octobre au soir. J’observe à la dérobée le maître d’ouvrage. L’homme – version top model – est arrivé au matin et n’a cessé d’annoter avec application tous les plans d’une écriture fine.

– Travail du soir ?

Je bondis au son rauque de sa voix.

– Oui. Je… Suivi quotidien. J’attends l’heure bleue[1] pour photographier la façade ouest.

Il opine sans se détourner de sa tâche, sourcils froncés. J’enquête.

– Et vous ?
– L’architecte n’a pas la tête à ce qu’il fait… Problèmes personnels… Je lui ai donné congé, mais il n’arrête pas d’appeler : il pense avoir fait une erreur. Alors je compulse tout ça, pour trouver l’information que son cerveau a inconsciemment enregistrée. 
– Oh ! Alors, vous aussi, vous attendez la bonne lumière.

Surpris par mon affirmation, il relève la tête, me détaille, puis sourit.

Vous pourrez peut-être m’éclairer ?

J’approche sans hésiter. Je prends le temps d’écouter ce qu’il a mesuré, croisé, recalculé. Le fonctionnement de son cerveau d’ingénieur du bâtiment m’envoûte et, dans la lumière descendante, je le trouve de plus en plus brillant.

– YES ! exulte-t-il finalement en posant son crayon. EN-FIN !
– Nous aurions modifié l’épaisseur de cette arche au moment de la construire, certifié-je en finissant la correction du dessin. Mon patron a un œil d’aigle.
– Et, vous, celui d’un architecte. 

Je rougis du compliment, frissonne au coup d’épaule complice que m’offre un Josh plus que satisfait du travail réalisé ensemble.

Les épisodes défilent encore, par flash.

D’autres chantiers. D’autres soirées. Des occasions de pique-niques constructifs. Des discussions sur des mondes à échafauder.
Notre mariage, en avril, six ans plus tard. Pour le meilleur (je n’ai toujours pas vu le pire). Jusqu’à l’année de nos noces de bois[2].

Un client passionné d’écriture m’offre un poste impossible à refuser : Business Angel pour les projets fonciers de son groupe. Depuis, chaque jour, j’étudie trois propositions d’aménagement d’un même lieu. Mon patron a des moyens et de l’humour : je suis « Le Loup » ; les candidats sont « Les Trois Petits Cochons » ; je « souffle » pour classer les projets en « brique », « bois » et « paille ». J’ai un job de rêve… Sauf qu’à force de rigueur, de sérieux et de perfectionnisme, l’enthousiasme de la découverte des projets s’est délabré. Me voilà mi-homme mi-machine, comme insensibilisé. 

Pourtant, aujourd’hui, quelque chose en moi a… vibré !

– Je croyais qu’on était d’accord pour ne pas ramener de travail à la maison, grogne Josh en se glissant dans mon dos, enroulant tendrement ses bras autour de mon cou.
– Je suis désolé. Mais, je suis coincé : je n’ai pu éliminer qu’un seul dossier, cette fois.

Il lève un sourcil surpris.

– Waouh ! Toi ? Coincé ? Explique-moi !

Il bascule à mes côtés et pose une main réconfortante sur ma cuisse. Je lui présente rapidement les deux propositions restantes.

– Finalement, tu reproches à l’une de ne pas être assez ambitieuse, bien que son projet ne soit fiable qu’à échelle humaine. Et, à « l’as des as », de ne pas être assez innovant, bien que le cahier des charges lui ait été imposé.
– C’est un peu ça, soupiré-je.
– Quelle est la consigne qui t’a été donnée pour ce parc ?
– En faire un « lieu d’échanges ».
– Mais, toi, Vic, tu en penses quoi ?

Je lui raconte mes sessions de dessin avec Charly, lui rappelle nos pique-niques entre collègues, puis en amoureux.

– Un parc devrait toujours être un lieu de liberté et de joie, conclus-je.
– J’adore ! dit-il, les pouces levés. Donc ? Quel projet est « liberté et joie » ?
– « La Gargotte »… dans le principe en tout cas.
– OK, « Business Angel », alors ? Le miracle que tu cherches, ce serait quoi ?

J’organise le tumulte de mes idées.

– Le concept de la Miss. Avec l’« as des as » en chef de projet. Déployé à l’échelle d’un complexe. Nature, restauration, commerces et culture.

Josh esquisse un demi sourire.

– Quoi ? bougonné-je.
– Rien rien, dit-il en levant les mains. Clé du succès d’un tel projet ?
– Une équipe structurée en renfort. Un mentor pour garder le cap, s’assurer qu’ils communiquent bien…
– Un rôle tenu par ?
– Je ne sais pas.
– Moâ, je sais, sourit Josh, en me donnant un coup d’épaule.
– Ce n’est pas drôle, grognonné-je. Ce n’est pas mon rôle et tu le sais.
– Depuis quand est-ce que cela t’arrête ? rit-il. Peintre, vous recalculiez les plans de mes architectes, monsieur Leloup !

Je grommelle. Sa voix se fait plus douce.

– Victorien, ton patron est créatif et ouvert. Et si, pour une fois, « le loup » vivait l’aventure des petits cochons ? Leur souffler les réponses utiles pour gonfler leurs voiles et les aider à aller de l’avant ?
– Je n’en aurai jamais le droit, bougonné-je.
– Pas d’accord ! me houspille-t-il, en faisant tourner ma chaise vers lui. On t’a demandé de trouver le meilleur projet pour ce parc. Or, le « meilleur projet » se dessine dans ton esprit depuis des heures, pas vrai ?

Je sers les mâchoires, plisse les yeux et le fixe. Je dois avoir des airs de cowboy prêt à dégainer l’argument qui tue. Mais il me prend de vitesse.

– Est-ce que tu veux le faire ? demande-t-il encore.

Mon Dieu, mon sang pulse à cette simple idée ! Je me contente d’opiner du chef, la gorge trop serrée pour laisser échapper le « oui » qui brûle de sortir.

– Alooors ?

Je me remets face au bureau, sors une feuille blanche et commence à placer une stratégie. Mon cerveau structure, échafaude, consolide et doute. Je lâche mon stylo et me prend la tête à deux mains, en soupirant. Josh pose sa main sur ma joue et happe mon regard.

– Wowo ! Zen ! Un pas à la fois. Le but n’est pas que tu crées tout le projet, là, d’un coup, ok ? Tu vas juste poser les trois actions que tu devras faire demain pour que ton projet devienne réalité.

Je ferme les yeux et respire. Il a raison. La transition est colossale. Pour moi. Pour les deux projets. Pour les équipes. Il y a tout un processus à mettre en place, si je ne veux pas tout planter. Je prends quatre respirations, note les trois prochains pas, range liner et cahier et me relève.

– Tu es fascinant quand tu oses être celui qui crée, susurre Josh à mon oreille, en me guidant vers la cuisine. Tout le monde voudra t’aider, moi y compris.

Je le dévore des yeux, tandis qu’il nous prépare deux verres de « Heureux Hasard »[3]  (LE cocktail qui accompagne toutes nos grandes décisions). Je savoure sa présence. Son amour. Son soutien. En cet instant, chaque inspiration est douce, chaque expiration est chaude, chaque souffle est porteur d’un espoir un peu fou… teinté des couleurs de mon adolescence… mis en relief par les ombres et lumières de mes expériences… Josh est le socle de mon bonheur personnel. Ce projet sera la première pierre d’un tout nouveau bonheur professionnel… J’ai hâte !


[1] L’heure bleue : Moment du soir où le ciel est d’un bleu intense, permettant des clichés magnifiques.
[2] Les noces de bois : Cinq ans de mariage.
[3] Recette du Heureux Hasard :  


Mon intention au moment de l’écriture

Contexte : 2019 – 3 ans après mon installation comme indépendante. Les leçons de ma transition du salariat à l’entrepreneuriat se dessinent. Et Dieu que c’est une sacrée transition !

Je veux partager ce sentiment que tout est possible. Parce que c’est important. Parce que nous sommes maîtres de nos destins. Parce qu’on ne nous dit pas assez à quel point nos rêves de jeunesse ont aussi leur place dans nos univers de pros et d’adultes.


Mon regard technique et littéraire

Ayant besoin de faire douter mon personnage, je le rends aussi solide, fiable et expert. Je le construis de bout en bout, avec toute son histoire. Victorien Leloup n’est pas n’importe qui… et prend volontiers le rôle de mon narrateur.

Et, comme toujours, j’aime mêler les moments difficiles et les sourires. La référence au conte des Trois Petits Cochons, comme processus de sélection business, devient une évidence.

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Votre métier, votre univers, vos expériences… Il y a tant d’histoires que vous voulez partager, sans savoir par où commencer… Et si nous commencions ensemble ?

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