Nouvelles sur le travail

1- Black out

Je ne respire plus. Depuis combien de temps est-ce que je ne respire plus ? Mon corps est fatigué, lent, pataud. Il répond à mes demandes mais il est comme décalé. J’ai cette sensation que mon esprit va trop vite pour lui ; que, si je n’y prends pas garde, l’un va avancer sans l’autre, au risque de ne plus jamais pouvoir les réunir.

Calme-toi. Réfléchis. De quoi te souviens-tu ? Qui t’a conduit ici ? Moi. C’est moi qui ai pris le volant ce matin vers 7h.  Et le trajet était comme toujours : sombre et effrayant. Depuis plusieurs semaines, il y a des ombres tout au long de cette route. Immobiles. Sur le bas-côté. Elles me mettent en garde, mais je ne sais pas de quoi.

Es-tu la seule à les voir ? Dans les regards des autres conducteurs, je ne perçois qu’un vide immense. Leurs visages sont absorbés… pas par la route, mais par une grisaille ambiante qui noircit jusqu’à leur humeur. Le moindre accrochage tourne en bagarre, la moindre manœuvre en queue de poisson. Des serpents s’insinuent entre les véhicules. Plus malins que nous autres, ils oscillent entre nos voitures et soufflent à nos oreilles « Bande de sssots, accros au ressspect des règles ! ».

Tu détestes cette route. Je déteste être là. C’est devenu viscéral. Je ne le digère pas. Quatre jours par semaine, l’air de la vallée s’engouffre en moi ; son odeur épaisse indispose mon nez, mes yeux, mon estomac, provoquant un état nauséeux qui ne me quitte plus de la journée. À partir de là, ma respiration s’altère, mes mains se mettent à trembler légèrement sur le volant, mes membres à fourmiller, comme engourdis, comme entravés.

Et ce matin encore, tu as eu froid, si froid… Le chauffage tournait dans la voiture, mois de mars oblige. Et il y avait de la musique (elle sait toujours réchauffer mon cœur). Je l’avais réglée fort, bien trop fort ! J’avais mis le son à fond. Pour chanter à m’en sortir les tripes. Pourtant ma voix est restée éteinte. Je n’ai pas pu… Mon corps était sans voix, stupéfait de ce que j’osais lui faire, de l’endroit où j’étais décidée à l’emmener. Et j’ai continué… malgré tout…

Tu es arrivée vers 9h, t’es garée, es entrée dans le bâtiment. Jusque-là, tout était comme d’habitude. Mais à présent, je ne respire plus. Depuis combien de temps est-ce que je ne respire plus ? Ma vision est brouillée, tous les contours floutés. Je sens mes mains au sol. Mes genoux me servent d’appui. J’aime la stabilité de cette position, cet ancrage dans la moquette, signe que plus rien ne va bouger. Mais pourquoi je ne veux plus bouger ? Vais-je jamais pouvoir me relever ?

Calme-toi. Réfléchis. De quoi te souviens-tu ? Es-tu tombée ? Je suis dans mon bâtiment, à mon étage, dans le couloir près de mon bureau. Et je suis seule. Horriblement seule. Plusieurs bâtiments, plusieurs dizaines d’employés, mais je suis seule… seule à voir que rien ne va. Huit heures par jour, je travaille au milieu de mes semblables. Je ne leur ressemble plus. J’étais l’une des leurs, un soldat, un bulldozer que rien n’arrête et, disaient-ils parfois, un rayon de soleil. Aujourd’hui, je suis une autre… Dépassée ? Dissociée ? Désincarnée ?

Ils fournissent les hypothèses. Je fournis les réponses à leurs questions sans fin. Je suis devenue l’ombre d’un ordinateur, l’appendice d’une machine sans recul, sans initiatives, sans libertés. Ils se réjouissent : « Quelle efficacité ! ». Ils me flattent et je plonge. Ils caressent mes valeurs et je me rends disponible. Ils stimulent mes intelligences et je relève un défi de plus. Ils écoutent lorsque je dis que je n’en peux plus et nos idées de réorganisation tombent à plat. Pas de chance. Car, tandis que je joue l’équipe, ils jouent pour eux, juste pour eux, et chargeront la mule jusqu’à ce que qu’elle s’effondre, à bout de souffle.

C’est ça ! Tu viens de tomber à genoux, tu as raté la marche en sortant du bureau. J’ai mal partout : mains, chevilles, genoux, dos. Et je ne respire plus.
Et depuis combien de temps est-ce que tu ne respires plus ? Une seconde ? Une minute ? Sept mois ? Deux ans ? Deux ans. Mes yeux s’écarquillent devant cette vérité qui vient de me frapper.
Alors que suis-je devenue ? Est-ce humain de ne pas respirer pendant deux ans ? Non, bien sûr que non. Comment appelle-t-on quelqu’un qui ne respire pas ? Un défunt ? Non, je suis tout de même présente. Un mort-vivant ? Beurk ! Mon corps est rivé à la moquette. J’en sens la poussière crasseuse. Mon dos reste vouté. Mon esprit flotte, comme détaché. Je suis de cette réalité sans l’être totalement. Invisible dans ce bâtiment pourtant bondé. Tu es un fantôme, ici.

Relève-toi : tu es plus que ton travail. Ténacité, engagement, disponibilité, responsabilité… Tu es faite de valeurs. Famille, enfants, mari, copains, quelques amis même… Tu es riche de liens et d’émotions. Ces évocations me font chaud de partout. Mon cœur bat, je l’entends. Le sang cogne dans mes mains, dans mes genoux. La douleur de ma chute est une preuve aussi. Ton corps est en vie ! Et il a besoin d’air, d’oxygène. Quels sont mes oxygènes ? Apprendre, créer, construire, aimer, goûter, écrire. Tu as tant de rêves à réaliser. J’existe ! Mais cet endroit est mauvais pour moi.

La vérité libère. Les ombres disparaissent. Esprit et corps se réunifient. La poussière de la moquette me répugne enfin. Je me relève d’un bond en inspirant profondément, immensément. La solution se dessine : je dois rentrer chez moi !

Au soir, je parle et pleure dans les bras de mon mari. Au matin, il me conduit chez le médecin, qui qualifie ma chute de « black out ». « Votre corps a dit ‘STOP!’. C’est comme si vous étiez devenue allergique… à votre travail. »

Mon esprit accueille les mots et se rebelle. J’aime mon métier ! Tu es en danger. Je baisse les yeux, me perds dans la vision de mes doigts serrés autour de ceux de mon mari. Et si tu t’aimais aussi fort qu’il t’aime ? Un tressaillement nerveux me parcourt l’échine. Que dois-je faire ? Je plonge mon regard dans celui du médecin, m’abreuve de son ton calme, de sa posture pleine d’assurance, tandis qu’il m’explique sa prescription. 

  • Prenez le temps de respirer, jusqu’à le faire sans peine.
  • Arrêtez l’exposition aux agresseurs et allergènes.
  • Recentrez vos énergies sur vous.
  • Trouvez et chérissez ce qui est important.
  • Innovez toujours en vous respectant.
  • Réalisez vos rêves les plus doux.

Mon cerveau intègre l’action que le praticien refuse de m’imposer. Tu vas te reposer. Lâcher prise. Peut-être quitter ce métier que tu adores ? Pas grave ! Car tu vas rebondir.


Mon intention au moment de l’écriture

Contexte : 2016 – 3 ans après mon burn-out professionnel. Je viens de créer ma société. J’ai renoué avec ma passion pour l’écriture. Je m’inscris au concours sans autre envie que celle d’écrire. Reste à choisir mon message clé.

Je veux partager le moment désarmant où notre corps dit « STOP ! ». Parce que c’est violent. Parce que les conséquences sont profondes. Parce qu’on ne nous dit pas assez à quel point nos petites voix intérieures nous protègent, à quel point il est bon de les écouter.


Mon regard technique et littéraire

La forme d’un dialogue intérieur s’impose assez naturellement. Et je ne veux pas rester sur un texte négatif ou lourd. Je vais donc ajouter une légèreté = l’espoir audacieux et motivant qui précède tous nos rebonds.

Pour aider le lecteur à se souvenir de l’ordonnance du médecin, je la présente sous la forme d’une acrostiche (texte poétique dont les premières lettres de chaque vers forment un mot lorsqu’on les lit à la verticale). 

Envie de partager ?

Votre métier, votre univers, vos expériences… Il y a tant d’histoires que vous voulez partager, sans savoir par où commencer… Et si nous commencions ensemble ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *